C’est dans la seconde moitié du vingtième siècle que les clubs de motards ont été fondés, principalement en Amérique. Appelés bikers, ou MC (Motorcycle Club), ces hommes se réunissaient, comme nous avons encore tendance à le faire entre amis ou voisins, autour de leur amour pour le rock, les belles mécaniques américaines, les longues balades et les soirées arrosées. Toutefois, nous verrons que les soirées auront, dans leur cas, régulièrement tendance à dégénérer.
Le sentiment de liberté et de soulagement ressenti à la fin de la Seconde Guerre mondiale est sans doute à l’origine de la création de ces clubs, qui sont encore pour la plupart bien vivants soixante-dix ans plus tard. Ainsi, le Club du East Bay Dragons ne fait pas exception à cette règle, il s’agit même de l’un des plus anciens et des plus originaux clubs de motards qui existe. Comment dans la vie, nous pouvons voir, et c’est une bonne chose, qu’il y a toujours des exceptions qui viennent bousculer les codes et relancer les règles du jeu. Dans un climat parfois hostile à la diversité, l’émergence du East Bay Dragons en est un bel exemple.
Sommaire
Origines du MC East Bay Dragons
Fraîchement débarqué à Oakland, Tobie Gene Livingston est un jeune américain fringant qui décide de créer, en 1955, un club d’amateurs de voitures , qui sera baptisé le “Dragons Car Club” en 1958. Comme la plupart des jeunes gens enthousiastes, Tobie est désargenté et mesure très vite les difficultés liées à l’entretien de belles voitures, entre la carrosserie et le moteur. C’est ainsi qu’il se tourne vers les deux-roues, pensant, à tort ou à raison, que leur achat et leur entretien seraient un bon compromis entre sa situation financière précaire et son désir de tremper les mains dans le cambouis. Ainsi naquit en 1959 le East Bay Dragons MC , qui existe encore aujourd’hui sous le même nom.
La mention de “East Bay” est postérieure à la création du club, et a pour but de préciser l’origine géographique du lieu de fondation: aucun risque d’erreur en désignant ainsi la côte Est. Un tel enthousiasme juvénile est à la fois amusant et attendrissant. Nous ne savons pas vraiment si d’un point de vue financier cette décision était judicieuse, mais d’un point de vue historique ce fut un coup de maître . En effet, Tobie fut très rapidement rallié par d’autres motards. Le club du East Bay Dragons connut rapidement un immense succès , même s’il n’a pas pour vocation de se diffuser comme ses concurrents. Ainsi, il n’y a qu’un seul chapitre mère, toujours situé à Oakland.
À notre connaissance, il s’agit du seul club de motards n’ayant pas d’ambition particulière de ce point de vue. Tout porte à croire que le lieu de fondation possède un rayonnement assez fort pour se diffuser sur l’ensemble du monde. Cela implique également qu’il est difficile de connaître le nombre exact de membres du East Bay Dragons. Le site Internet du club est, à l’heure où nous écrivons ces lignes,
inaccessible.
Les spécificités du Club
Nous croyons volontiers que l’émergence et le maintien de manifestations ou de mouvements humains est le fruit de la rencontre entre des personnalités et un contexte social, politique et historique. A cet égard, nous ne sommes pas sûrs que les Hell’s Angels auraient eu, par exemple, le même succès s’ils avaient été fondés au début des années 2000. En ce qui concerne les East Bay Dragons, nous en sommes certains: ce club est à notre connaissance le seul qui soit uniquement ouvert aux personnes noires, là où les Chosen Fews acceptent les personnes blanches, depuis 1960.
Cette particularité des East Bay Dragons est assez importante pour être soulignée: quand les autres clubs de motards sont souvent racistes et manifestent ouvertement leur hostilité envers les populations racisées, l’exemple le plus tristement célèbre étant celui des Nightwolves, dont le discours confine à l’extrémisme. Il n’est donc pas très étonnant que dans ce contexte de début des années soixante, il y ait un club donc la particularité soit de n’accepter que les personnes noires, les hommes exclusivement. En effet, et cela est peut-être l’un des seuls points communs entre eux, les clubs de motards ne tolèrent pas l’admission des femmes, au sein des leurs.
Elles sont invitées lors des manifestations, elles accompagnent souvent les motards, mais elles ne sont pas partie intégrante du club. A ce titre, elle ne participe pas aux réunions ou au vote, elles ne peuvent pas devenir présidente ou soulever d’objection. Il sera d’ailleurs intéressant, dans le futur, d’observer la place des femmes au sein des clubs de motards, en particulier dans le contexte des récents, et nécessaires, mouvements féministes.
Pour revenir aux East Bay Dragons, les membres du club ont souvent été confondus, de manière assez cohérente historiquement et sociologiquement, avec le mouvement des Black Panthers, qui a vu le jour en 1966, également à Oakland. Nul doute qu’il y ait une grande porosité entre les philosophies de ces deux mouvements de réaction contre le racisme. Toutefois là où les East Bay Dragons sont à l’origine animés par l’amour de la mécanique, celui des Black Panthers est d’abord un mouvement social. Il n’empêche que les philosophies peuvent parfois trouver des points d’accroche, et que les deux mouvements se sont nourris l’un de l’autre, même si le développement des East Bay Dragons n’a pas eu la même ampleur.
Il serait erroné, toutefois, de considérer d’un œil trop angélique l’émergence de ce club. Comme la plupart d’entre eux, il se nourrit également d’actions délictueuses et de trafics en tous genres. N’oublions pas que le contexte économique de la fin des années 50 n’est pas le plus florissant pour les jeunes gens, en particulier les personnes noires. Il n’est donc pas étonnant que les personnes de cette génération cherchent des moyens illicites pour trouver de l’argent et entretenir leurs belles motos américaines. Ainsi, sans atteindre le degré de violence d’autres clubs comme celui des Hell’s Angels, les membres du East Bay Dragons n’hésitent pas à verser dans différentes actions délictueuses.
Il nous est d’ailleurs difficile d’en retracer l’histoire de manière précise, les faits étant maintenant assez lointains et les sources fiables restant très rares. Nul doute que ce qui nous en parvient ne soit que la partie émergée de l’iceberg.
Ce que l’histoire a retenu de manière plus fiable, en revanche, c’est le racisme qu’ont eu à subir les membres du East Bay Dragons, en particulier de la part de leurs voisins les Hell’s Angels. Une forme de réconciliation politique entre les deux chefs a permis toutefois d’apaiser les tensions. Un apaisement relatif dans la mesure où il s’agit davantage de collaborer contre leur ennemi commun: la police.
Les Couleurs et le Code d’honneurs des East Bay Dragons
Absolument tous les club de motard ont en commun ce folklore qui permet de les distinguer : le fait de rouler sur de grosses cylindrées, généralement américaines ou anglaises, et le port
de vêtements reconnaissables, en particulier le manteau ou le gilet de cuir à l’effigie du club. Les East Bay Dragons ne font pas exception à cette règle, et affichent fièrement le logo créé
dès leur origine: Il représente, sur fond jaune, un dragon de profil: gueule ouverte, dents acérées, langue sortie, L’animal semble en pleine attaque. L’imaginaire de ce reptile légendaire nécessiterait à lui seul plusieurs pages. Son succès n’est plus, l’exemple le plus récent étant ceux, spectaculaires, de la série Game of Thrones.
De tout temps, le dragon fascine et inspire le respect. C’est sans doute ces caractéristiques qui expliquent le choix de cet animal comme animal fétiche. Au-dessus du dessin sont écrits dans une police d’écriture appelant une écriture manuelle, les mots “East Bay”, comme pour revendiquer l’origine géographique du club qui, rappelons-le, ne possède pas de chapitre en dehors de celui d’Oakland. Le mot “Dragons” est écrit en dessous, comme pour être mis en valeur.
Ce logo n’a que peu évolué depuis la fondation du club. Les East Bay Dragons ne possèdent pas, à notre connaissance, de devise ou de formule de ralliement. Nous l’avons vu, leur ambition est assez modeste, Ils ne cherchent pas à partir à la conquête du monde ou à étendre leur territoire. Toutefois, le fondateur Tobie Gene Livingston à imposé des règles de vie qui semblent marquées par le bon sens, mais qui sont extravagantes pour les autres clubs. Ainsi, il est interdit aux membres du East Bay Dragons de consommer de la drogue, sous peine d’exclusion, ils sont également tenus d’avoir une vie familiale bien rangée et un emploi stable .
Tout cela est presque l’opposé de ce qu’on demande à d’autres clubs de motard plus traditionnels, la vie à la marge et dans l’illégalité devenant quasiment une norme. Toutes ces règles imposées par les East Bay Dragons ont aussi une explication politique: dans une Amérique des années soixantes malheureusement marquée par le racisme et la xénophobie, il ne devait pas être facile d’être une personne noire faisant partie d’un gang de motards.
Il était donc indispensable de présenter aux autorités une image relativement lisse. Cette rigueur n’a, et heureusement, plus la même nécessité. La preuve en est, il n’y a pas de rituel
d’intégration particulier pour devenir un membre des East Bay Dragons, Il suffit d’en faire la demande et de respecter les quelques conditions: être une personne noire, et posséder une
moto.
Comme la grande partie des MC, les East Bay Dragons s’investissent beaucoup dans la vie sociale et les actions caritatives. Néanmoins, là où d’autres clubs le font pour redorer une image souvent écornée par leurs exactions, les East Bay Dragons semblent nourrir de réelles intentions pacifiques à l’égard de leurs concitoyens. Sans doute est-ce un moyen de faire valoir la paix pour ces personnes qui ont si souvent subi la haine.
Ces actions caritatives peuvent prendre différentes formes: quêtes, manifestations, balades, aides à la personne…Il s’agit moins de s’enrichir ou d’étendre une portée quelconque, mais d’apporter leur aide aux grands combats de ce temps, combats qui dépassent largement les clivages entre motards : don pour la lutte contre le cancer ou contre le sida (est-il utile de rappeler à quel point la population noire des années 1980 fut décimée, directement ou indirectement, par ce virus ?), aide aux familles défavorisées… La ville de Oakland a même remis à Tobie Gene Livingston la clé de la ville en 2014 pour lui rendre hommage et le remercier de ses nombreuses actions.
Conclusion
Tobie Gene Livingston est décédé en juillet 2020, sa mort a d’ailleurs provoqué une vive émotion parmi les membres des East Bay Dragons. Toutefois, les graines qu’il a semées ne sont pas restées stériles : le club continue à vivre et à continuer ses bonnes actions. Les East Bay Dragons constituent un exemple particulièrement frappant d’exception à la règle, dans un univers gangrené par la violence, le racisme, la xénophobie, ce club a su puiser justement sa force dans les racines de ce mal pour en faire quelque chose de positif.