La notion même de Groupe de Motards Criminalisés, que nous abrégerons désormais par le sigle GMC, est à définir à l’aube de ce qu’on appellerait un MC, c’est-à-dire un Motorcycle Club, plus simplement un club de motards. Cette dénomination apparaît au cours du vingtième siècle, plus particulièrement dans sa seconde moitié, et peut se caractériser par plusieurs traits communs: un rassemblement d’hommes réunis par l’amour de la moto, en particulier la moto américaine de grosse cylindrée (souvent supérieure à mille centimètres cube), et partageant des valeurs communes, valeurs reconnues comme synonymes d’une forme de virilité.
Ces motards, qui ne sont pas nécessairement des hors-la-loi ou des criminels, ont à cœur de vivre leur passion de manière grégaire, en plaçant les valeurs du groupe comme étant au moins aussi importantes que celles du commun des mortels. La fréquente internationalisation de ces MC permet d’ailleurs de relativiser la notion même de loi commune, dans la mesure où ce qui est répréhensible pour un pays ne l’est pas pour un autre. Nous nous intéresserons aux GMC, groupuscules des MC, et en particuliers les nombreux GMC russes.
Sommaire
Pourquoi des GMC russes ?
La question est légitime. Autant on constate en général une forte opacité concernant la genèse, le développement, le fonctionnement et le financement des clubs de motards en général, autant cette opacité devient de l’obscurité en ce qui concerne les MC de Russie. Cela s’explique par plusieurs raisons: la nécessité de tenir secrète la plupart des activités du club en raison de leurs caractères illicites, l’immense étendue du territoire russe, qui rend les communications directes plus complexes, surtout pour des membres qui sont assez hostiles, de manière générale, aux nouveaux moyens de communication, en particulier les réseaux sociaux (trop de traces et trop peu de moyens de rester anonymes, sans doute) ; les différends qui règnent entre entre les différents clubs, lesquels se règlent malheureusement de manière assez brutale ; une histoire du pays, indissociable de celle des clubs, assez chaotique, entraînant une forme de nationalisme et de rejet des autres cultures, en particulier de la culture américaine, berceau des MC… On le voit, de nombreuses raisons rendent assez difficile la documentation, de telle sorte qu’il ne sera pas possible de faire une étude exhaustive des différents GMC du territoire russe.
En effet, nous en avons dénombré pas loin de cent-cinquante, dont la plupart se réduisent, quand on se penche dessus, sur quelques noms et faits d’armes glânés dans les méandres journalistiques. Ce sont les plus célèbres sur lesquels nous nous pencherons, gageant que la plupart des valeurs qu’ils véhiculent sont communes avec les autres.
Le Rolling Anarchy MC
Le club des Rolling Anarchy est relativement récent, dans la chronologie générale des MC, puisqu’il est né en 2000, dans la banlieue de Minsk. A en croire la documentation, le nom du club est le fruit de nombreux conciliabules entre les trois fondateurs, Roman Ivanovich (Volk), Andrey Romanovskiy (Ferre), Vladimir Tsesler. Ces trois amis décidèrent de créer ensemble ce qui était d’abord le Anarchy Motorcycle Clubs Community qui devait plus tard devenir le Rolling Anarcy MC. Maintenir le terme “Anarchy” était important pour le club, dans la mesure où ce mot grec (étymologiquement, “anarchie” signifie privé de ἀρχή, c’est-à-dire, selon le contexte, sans commandement, sans chef ou sans principe général de fonctionnement) chargé d’histoire résumait à lui seul la philosophie générale du groupe.
Il s’agit de se libérer de toute forme de subordination et donc d’adhérer librement au groupe. Il s’agit donc de suivre le règlement par choix, et non par contrainte. Le second terme du nom du club, difficilement traduisible en français, implique le fait de se déplacer, de toujours aller de l’avant, évidemment au guidon de sa moto et entouré de ses camarades, de ses “frères”, comme ils le disent. Le club insiste beaucoup sur la notion d’égalité entre les membres. Ils ne reconnaissent ni chef, ni directeur. Tout au plus la figure emblématique de Roman Ivanovich, l’un des trois fondateurs du club, semble-t-elle fondamentale en tant qu’idéologue ou philosophe, mais cette notion d’égalité est fondamentale, en dignes héritiers d’une culture communiste. Les décisions les plus importantes sont, ainsi, prises ensemble.
Quelques principes de fonctionnement semblent toutefois s’appliquer: le fait de porter un jean et un blouson de cuir arborant le patch du club, la possession d’une moto de grosse cylindrée, sans pour autant imposer de marque particulière, les balades communes, le fait de garder une certaine confidentialité, la participation aux trois rassemblements annuels… peu de contraintes, finalement, bien que la réalité soit sans doute plus contraignante. Le patch des Rolling Anarchy, assez élégant, représente trois crânes, sans doute ceux des fondateurs du MC, vus de profil et figurant dans un drapeau dont le sommet représente le guidon d’une moto. La hampe s’enfonce dans une sorte de cocarde dans laquelle figure, en écriture gothique, le sigle “RA”. Cette hampe est ornée de deux grandes ailes surmontées de deux plateaux métalliques.
Nous retrouvons les motifs caractéristiques des gangs de motards: les “skulls”, les ailes, la moto. Au-dessus de ce logo figure, toujours en écriture gothique, le nom “Rolling Anarchy”, et en dessous est écrit le pays d’origine du membre. Cela est assez habituel. Intégrer le club semble assez complexe, étant donné que l’on n’entre pas dans le MC comme on entrerait dans une association de quartier. La jeune recrue doit montrer patte blanche et attester de sa future fidélité au groupe, de même que le groupe doit éprouver le nouveau venu à travers différentes épreuves dont on se doute qu’elles seront physiquement, et légalement, assez complexes. Ainsi, le Rolling Anarchy MC est sans doute l’un des clubs les plus répandus en Russie.
Les Hell’s Angels
Est-il encore utile de présenter le MC le plus célèbre du monde ? Les Hell’s Angels ont été fondés en 1948 et se sont diffusés dans le monde entier. A ce jour, le club possède près de 450 chapitres, étant implanté dans 52 pays différents. Dont la Russie. Cela est un véritable exploit, étant donné la profonde hostilité du MC américain envers les Russes. Un vieux reliquat de la guerre froide, sans doute. Toujours est-il que tout semble opposer les deux philosophies, ce qui rend l’implantation des Hell’s Angels en Russie assez étonnant. Le groupe dispose de huit chapitres, le plus ancien étant situé à Moscou depuis 2006.
Le MC semble très actif sur le territoire russe, à en croire les très nombreux événements organisés par le club: “runs”, anniversaire du quarante-quatrième anniversaire du club, hommage pour un membre décédé, anniversaire du chapitre moscovite…Rien, dans la programmation, ne laisse transparaître quelconque activité illicite. Il s’agit toutefois de rester lucide et de considérer cette vitrine comme un moyen de faire diversion sur les diverses activités illégales du groupe. De même, les Hells Angels restent assez secrets quant à leur fonctionnement et les différentes possibilités de les intégrer. Il s’agit en effet de se reconnaître comme un “frère” et être prêt à vivre ensemble, la vie du clan primant sur la vie familiale ou professionnelle.
Ainsi, c’est en se rapprochant d’un membre du MC que le futur membre pourra, uniquement de manière orale, discuter et faire connaître son désir d’intégrer les Hells Angels. La procédure d’intronisation, une fois de plus, est assez vague, même si on imagine bien qu’elle est constituée de différents paliers et étapes à franchir pour éprouver le nouveau venu. Le patch des Hells Angels russes reprend celui de leurs homologues américains: un crâne de profil, surmonté d’un casque ressemblant à ceux des soldats de l’Antiquité, avec de gigantesques plumes. La seule fantaisie a été d’intégrer les couleurs bleue, blanche et rouge du drapeau russe pour rappeler la nationalité du motard. Le reste du patch est organisé de la même manière: le logo est surmonté de la mention “Hells Angels”, et en dessous est inscrit le chapitre d’origine du motard. Les Hells Angels ne sont sans doute pas le MC le plus représenté en Russie, bien que leur présence, très symbolique, mérite d’être mentionnée.
Le MC Nightwolves
A l’Est de l’Europe, dans la grande Russie. C’est ici que le club des MC Nightwolves a été inauguré, à la fin des années 1980, à quelques encablures de la chute du mur de Berlin, dans le contexte un peu étrange de la perestroïka, traduisible par reconstruction, amorcée par le président russe Mikhaïl Gorbatchev. Le fondateur historique du club se nomme C’est Alexandre Zaldostanov, chirurgien-dentiste de profession, qui a fondé le club. Ce nom est celui qui revient très régulièrement durant nos recherches.
Entre ambiance surchauffée de concerts de rock, rassemblements de motards et balades dans les banlieues moscovites, qui remontent, mine de rien, depuis 1983, le club s’est construit et s’est peu à peu consolidé de manière très informelle. Il n’y a pas moins de 103 chapitres, rien qu’en Russie, et 17 chapitres sur d’autres pays. Ce club reste extrêmement influencé par la politique nationale, y compris dans le contexte politique mondial actuel.
Un très net sentiment patriotique distingue les Nightwolves des autres clubs traditionnels. En effet, les rapprochements entre le président russe Vladimir Poutine et les membres du club sont très fréquents, ce dernier clamant au grand jour ses accointances avec l’extrême droite. En visitant le site Internet des Nightwolves, on peut mesurer cette amitié, ne serait-ce que par les multiples photos de meetings entre le président et Alexander Zadolstanov. Le patch des Nightwolves représente une tête de loup de profil, gueule ouverte, dents saillantes, cette gueule semblant propulsée comme une balle.
A l’arrière de la crinière on peut distinguer des flammes qui symbolisent la vitesse. En fond on distingue un cercle blanc qui pourrait être assimilé à une pleine lune ou une forme d’éclairage. Au-dessus du logo se trouve le nom du club, évidemment écrit en russe. Ce logo est écrit en lettres noires sur fond rouge. En dessous se trouve avec la même police d’écriture le nom du chapitre auquel appartient le motard. Le choix de cet animal est en lui-même significatif, le loup symbolisant une forme d’agressivité, de sauvagerie et de solitude. Retranché, discret, le loup est néanmoins susceptible de passer à l’attaque à n’importe quel moment. C’est à cet imaginaire que fait référence le blason du club.
Le North West End MC
Le North West End MC est l’un des groupes de motards les plus populaires, il a été fondé en 2004 “dans la périphérie Nord Est de la Russie”. Admettons quand même que cette donnée est un peu vague, étant donné l’étendue du pays. Cela révèle une fois de plus le besoin d’anonymat des gangs de motards, qui souhaitent au maximum garder secrètes leurs activités. Le North West End MC est un club qui mise lui aussi sur des valeurs d’entraide et de fraternité entre ses membres, sans sacrifier aux valeurs contemporaines vécues comme une forme d’asservissement.
Ils revendiquent fièrement, par exemple, leur appartenance au célèbre club des 1%, pourcentage symbolique qui indique la proportion de motards refusant de suivre les règles, par opposition aux 99% autres qui, eux, selon la philosophie des Bikers, sont considérés comme des moutons suivant les règles. Intégrer ce club des 1%, et par extension celui du North West End MC, suppose d’aligner ses valeurs sur celles du club, lesquelles sont bien au-dessus de celles du reste du monde. Le respect, comme le clame le site du MC dans une métaphore parlante, “est une route à double sens.” Evoluer dans une telle perspective conduit inévitablement à des heurts, tant avec la population qu’avec les autres clubs de motards. Le patch du club représente deux crânes “dos à dos”, deux crânes à l’air menaçant avec des fêlures.
Le fond du logo représente une croix noire bordée de blanc et de rouge. Ce logo est marquant de part une forme d’austérité et d’hostilité, comme si le dessinateur avait voulu lui insuffler une forme de radicalité. Comme souvent, le nom du club est inscrit au-dessus, en lettres gothiques avec les mentions “1%” et “MC”. Le nom du chapitre est mentionné, comme souvent, en dessous du logo.
Les GMC et la justice
Voilà deux éléments qui ne font pas bon ménage. En effet, il est assez fréquent de retrouver les membres des clubs de motards derrière les barreaux pour différents méfaits. Dans une perspective où la loi du club, la loi des membres, est en marge de la loi civile, il y a nécessairement des dérapages. Toutefois, nous nous heurtons une fois de plus à la confidentialité des actions des clubs, ce qui les rend assez difficiles à analyser.
Il y a bien souvent un monde entre ce qui se passe dans le club (dans les chapitres, dans les bars, chez les uns ou chez les autres…) et ce qui nous en parvient au final, par l’intermédiaire d’articles de journaux ou de verdicts de tribunaux. Les chefs d’inculpation se ressemblent énormément: trafic de drogue, attaques à main armée, extorsion de fonds, proxénétisme, détention d’arme illégale, trafic d’armes… L’une des spécificités des clubs russes par rapport à leurs homologues américains ou européens reste leur profond ancrage dans un sentiment nationaliste. Eux, plus que les autres, véhiculent une idéologie d’extrême droite particulièrement marquée, ce qui les rend très intolérants vis-à-vis des autres clubs et des civils en général. Racisme, homophobie, misogynie… sont pour ces clubs une forme de normalité.
L’exemple le plus évident est, selon nous, celui des Nightwolves, qui cultivent une forme de propagande, les photos sur lesquelles le leader Alexander Zaldostanov s’affiche avec Vladimir Poutine sont extrêmement nombreuses, nous voyons même le président russe conduire fièrement une grosse cylindrée lors de manifestations du club. De même, Ramzan Kadyrov, président de la République tchèque a intégré le club en 2014. Les liens du gang avec le GRU, agence de renseignements russe, sont très fréquents, ce qui est un moyen pour les Nightwolves d’obtenir certains privilèges, et pour le GRU d’avoir une milice efficace et discrète.
Conclusion
Ainsi, malgré le fait qu’il soit très difficile d’avoir une vue précise des activités et de la philosophie de chaque club russe, il y a des points qui semblent les qualifier tous : un désir de confidentialité, la difficulté pour intégrer un club, le sens de la camaraderie qui va bien au-delà des attaches traditionnelles que les hommes peuvent lier par ailleurs, un goût prononcé pour les longues balades en moto (ce à quoi il faut leur reconnaître un grand mérite étant donné les températures russes) et pour les actions illicites…
Toutes ces particularités, qui sont globalement les mêmes que pour les autres MC dans le monde, s’ajoutent à une forte politisation des clubs, qui affichent souvent leurs idées et leurs lir les autres MC dans le monde, s’ajoutent à une forte politisation des clubs, qui affichent souvent leurs idées et leurs liens avec l’extrême-droite.